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2 mars 2010

ENTRETIEN:INGRID BETANCOURT "PARLER D'AMOUR AU BORD DU GOUFFRE"

Ingrid Betancourt Pulecio.jpg

Íngrid Betancourt à Pise (Italie), en 2008.

"Adulée par les uns, mais aussi plus récemment, sévèrement rejetée par les autres, le parcours d'Ingrid Bétancourt n’en reste pas moins exceptionnel; car vivre plus de six ans en captivité dans la jungle laisse des traces." 

http://profile.ak.fbcdn.net/v222/361/66/q100000161516781_1938.jpgpar Vincent Portier

Ingrid Betancourt  de passage au Québec le 23 Septembre 2009 soit, un peu plus d'un an après sa libération le 02 Juillet 2008 a répondu aux questions de la journaliste de Radio Canada, Céline Galipeau  pour tenter de faire le point avec elle sur son passé, son présent et son futur. Cette entrevue journalistique servira de base à une analyse à paraître sur la résilience  pour tenter de comprendre comment peut s'opérer  un transfert positif et la reprise d'une vie "active" face à un questionnement lié à une déroute intime. Ou comment passé de la jungle Colombienne à la jungle médiatique et réussir à défendre sa vérité et ses choix qui semblent souvent en contradiction avec la perception et les attentes des uns et des autres.

Préambule:

Céline Galipeau:

Céline Galipeau est une journaliste québécoise qui est devenue, en janvier 2009, la première femme chef d'antenne de la Télévision de Radio-Canada.Sa carrière journalistique commence en 1985 dans la presse privée. Elle anime des bulletins et écrit des articles, mais choisit ensuite de couvrir directement l'information sur le terrain.Après avoir couvert l'actualité canadienne à Toronto, elle devient correspondante à Londres pendant la Guerre du Golfe. Elle fait des reportages sur la guerre civile algérienne, la guerre de Tchétchénie et la guerre du Kosovo pendant les années 1990.Elle a réalisé de nombreux reportages sur la condition féminine, en particulier ceux portant sur la Conférence des femmes de Pékin en 1995 qui lui ont mérité le prix Amnesty International.Envoyée spéciale en Afghanistan, elle a dû porter le voile pour se renseigner sur la condition féminine dans le pays.De retour au Canada, Céline Galipeau anime l'émission Le Téléjournal en alternance avec Bernard Derome. En janvier 2009, elle a succédé à Bernard Derome comme présentatrice à plein temps du Téléjournal 

L'ENTRETIEN:

Céline Galipeau-Ingrid Bétancourt

Bref rappel des faits:

Adulée par les uns, mais aussi plus récemment, sévèrement rejetée par les autres, le parcours d'Ingrid Bétancourt n’en reste pas moins exceptionnel; car vivre plus de six ans en captivité dans la jungle laisse des traces.

I.B- Le trafic de la drogue, c’est par la guérilla; le trafic de la drogue, c’est fait par les militaires.

C.G. En mai 2001, la jeune sénatrice Ingrid Bétancourt se lance dans la course à la présidence de son pays, la Colombie. Elle a un programme ambitieux : faire la guerre aux trafiquants de drogue. Elle se bat pour bannir la culture de la coca, dont les groupes armés comme les Farc, les forces armées révolutionnaires de la Colombie. Au début des années 90, les rebelles exercent un contrôle total sur d’importantes régions du pays.

I.B- Ici, en Colombie, mais n’importe où, quand quelqu’un veut tuer quelqu’un d’autre, je veux dire, il y a 10,000 occasions de tuer quelqu’un.

C.G. En février 2002, alors qu’elle est dans une zone contrôlée par la guérilla, Ingrid Bétancourt est enlevée à un barrage routier des Farc. Ce n'est qu'après plus de six ans de détention dans la jungle Colombienne, le 2 juillet 2008, qu’Ingrid Bétancourt est libérée avec 15 autres otages, lors d’une opération spectaculaire organisée par le Gouvernement Colombien.

C.G.- Vous étiez peut-être une otage à part des autres.

I.B.- Je pense qu’il y avait de ça. Mais on souffrait parce que j’avais une expédition qui

sentait mauvais peut-être. Je crois que ça rentrait en ligne de compte. Mais oui, ce qui est

vrai, c’est que la cohabitation était terriblement dure.

C.G.- Madame Bétancourt, merci de passer un moment avec nous ce soir.

I.B.- Je vous remercie, c’est un grand plaisir, c’est un grand honneur.

C.G. Madame Bétancourt, ça fait six ans que vous avez retrouvé votre liberté, comment

se passe votre retour à la vie normale?

I.B.- On s’adapte très facilement au bonheur. J’ai l’immense change d’avoir mes enfants

autour de moi, d’avoir maman, d’avoir ma soeur. Évidemment, il y a des choses qui sont

là.

C.G.- Qui restent; par exemple…

I.B.- Le vol de l’hélicoptère, pour moi c’est traumatisant; chaque fois que j’écoute un

hélicoptère, chaque fois j’ai la chair de poule. Il faut comprendre que pour nous dans la

jungle, les hélicoptères c’est l’armée, qu’il fallait faire tout très vite, les sacs à dos, partir

en courant. Et puis c’était le risque de mourir, car chaque fois qu’il y avait confrontation;

alors savait qu’on y paissait. Donc c’était des moments de grande angoisse.

C.G.- Si on se replonge un peu plus d’une année en arrière, je comprends que ça peut être difficile à revivre, quel est le souvenir qui vous marque le plus?

I.B.- Quel est le souvenir qui me marque le plus de mes années de captivité, il y en a

tellement, il y en a tellement. Pour vous dire, je suis en train d’écrire un livre que je

pensais pouvoir écrire en six mois… ça fait presqu’un an et je continue à écrire. Des

souvenirs il y en a tellement, il y en a de très beaux, de très tendres, et il y en a de très

mauvais et il y en a d’autres qu’on ne veut même pas se rappeler.

C.G.- Est-ce que vous aviez constamment la peur de souffrir, de mourir?

I.B.- La peur de souffrir, non; car la peur de souffrir était inhérente à mon état. Il n’y

avait pas un jour sans souffrance. Peur de mourir, non, car à un certain degré, je trouvais

que la mort pouvait être un soulagement. J’ai beaucoup désiré la mort comme un

soulagement. Ce n’était pas une fuite, c’était seulement l’envie d’avoir un répit dans cette

souffrance quotidienne. Mais j’ai eu peur d’autre chose, j’ai eu peur pour mes

compagnons très très fort.

C.G.- Il y a très peu de gens qui savent ce qu’est la jungle; et qui savent ce qu’être otage.

C.G.- Si vous aviez à expliquer un peu au quotidien; qu’est-ce que ce serait?

I.B.- C’est impossible à expliquer. Il faudrait pouvoir se transporter dans un autre

univers, sur une autre planète. C’est une planète dans laquelle on n’a rien, rien. On

dépend de quelqu’un d’autre pour tout; il faut demander la permission pour tout. On est

humiliée, on est maltraitée, on a faim, on est attaqué par toutes les bestioles; c’est un

enfer vivant. Le pire, la pire des souffrances est infligée par la méchanceté humaine. Il

n’y a rien de pire que la méchanceté humaine.

L.G.- Vos gardiens?

I.B.- Oui, les gardiens.

C.G.- Dans toutes les zones de conflits, on utilise souvent le viol comme arme de guerre;

qu’est-ce que ça représentait, le fait d’être femme dans un milieu aussi hostile que celui

de la guérilla des FARC?

I.B.- C’était très, très, très dur. La détention, c’est très dur pour les hommes, mais je

pense que pour les femmes c’est encore plus dur. Parce qu’être seule, femme au milieu

d’hommes, c’est dur. Pour beaucoup de raisons, parce qu’être femme, parce qu’être

femme au milieu des hommes c’est…dur. Parce qu’en plus, c’est une société très

machiste, qui véritablement, méprise la femme. Peut-être qu’ils en ont peur; peut-être

qu’ils ont peur d’être contrôlés par les femmes. La femme qui veut les contrôler, qui veut

les épier, la femme sorcière qui dit des choses (geste – folle).

C.G.- Est-ce qu’on s’en est pris à votre intégrité physique?

I.B.- Il y a des choses, il y a des choses secrètes qui n’ont plus d’intérêt.

C.G.- Des choses qui restent dans la jungle?

I.B.- Des choses qui restent dans la jungle, oui.

C.G.- Et comment on gère le quotidien avec les autres otages quand on se retrouve dans

un contexte comme celui-là?

I.B.- C’était très dur. Un autre de mes compagnon avait été maintenu otage pendant deux

ans tout seul. Le commandant qui avait sa charge, avaient interdit que les gardes lui parle.

Quand je l’ai rencontré, il avait vécu deux ans devant les arbres à parler avec les arbres.

Quand on s’est rencontré tous les deux (…) pendant deux jours il a parlé avec un arbre;

et j’écoutais, j’écoutais, j’écoutais. Il était tellement heureux d’avoir rencontré quelqu’un.

Puis après on nous a mis dans un groupe avec d’autres otages dans une prison, … des fils

barbelés, des conditions d’insalubrité, enfin des conditions très très dures. Et il me disait,

tu sais, j’aurais préféré la solitude que ça. C’est qu’entre otages, il y a beaucoup de

cruauté aussi. Justement, il y a certains de vos compagnons de détention qui vous

reprochent un certain manque de solidarité, comme on n’en a pas beaucoup entendu parlé

ici, on vous reprochait par exemple de ne pas partager des nouvelles que vous entendiez à

la radio, certains livres, de ne pas organiser le système de douches, de ne pas partager les

horaires de douches… Comment vous expliquez… par les difficultés de vivre dans ces

conditions là?

I.B.- Je crois qu’il y a d’abord une question de caractère; il y a des gens qui vous aiment,

il y a des gens qui ne vous aiment pas. On ne peut pas faire autrement. Souvent, ce n’est

pas directement contre vous; c’est ce que vous représentez; et que j’ai eu des relations

difficiles avec certains et j’ai eu des relations extraordinaires avec d’autres.

C.G.- Vous ne niez pas que ces choses aient pu se passer?

I.B.- Je crois que sont sorties, dans le moment et sous la pression de beaucoup de choses,

et je suis si contente d’avoir assez de silence et de respect. Je crois que sont sorties dans

le moment et sous la pression de beaucoup de choses. Je crois que s’il y a quelque chose

pour moi qui est essentiel, c’est l’amour que j’ai pour tous. C’est la seule chose que je

veux récupérer de tout ça. Et puis je suis très (..) aussi. Il est certain qu’il y en a certain

qui ont fait des critiques qui étaient dures; mais il y en a beaucoup d’autres avec qui je

suis en contact tous les jours et qui me soutiennent beaucoup.

C.G.- Qu’est-ce qui vous a tenue pendant toutes ces années là, s’il n’y avait qu’une

chose, qu’est-ce que ce serait?

I.B.- Fondamentalement, je crois que ce serait la présence de Dieu. Dieu comme une

sécurité. De me dire, bon, si Dieu est là, et je crois qu’il est là, ce que je vis n’est pas le

fruit de la mauvaise chance, où du chaos universel, non, il y a une raison. Si je suis là,

c’est parce que j’ai besoin d’être là. Pourquoi? Je ne sais pas. Mais il faut que je

découvre, il faut que j’apprenne. Toutes ces années de captivités ont été pour moi une

réflexion sur la raison de mon partage de ce vécu. Et ça a donné un sens à ce que je

vivais. J’ai pu accepter de vivre en me disant : « un jour, je sortirai » meilleur être

humain, je serai meilleure mère, meilleure amie, meilleure… mieux.

C.G.- « Je reviendrai ici »?

I.B.- Bien sûr que non. Parce que c’est une quête (signe vers le haut) constance. On est…

C.G.- Et ce chapelet? Est-ce que vous l’avez fait dans la jungle?

I.B.- Oui. C’est… je l’ai fait une année après ma capture. J’en avais un autre que j’ai

fait… c’était un bout de plastic; j’avais fait des noeuds, et puis je l’avais perdu dans le

(…), donc je m’étais dis, il faut que je m’en fasse un. Donc je ne savais pas combien de

stations il y avait. Je crois que c’est dix; car je me rappelais papa entrain de prier (se

gratte le front comme pour chercher). C’est donc… je me suis dis c’est peut-être dix,

c’est peut-être quinze; alors je fais quinze. Et puis, quand j’ai été réuni dans les prisons

avec d’autres, il y avait une femme très gentille, qui était très catholique, plus que moi, Et

elle m’a appris, c’est elle qui m’a appris qu’il n’y en avait que dix; alors j’ai mis cette

petite chose là, pour m’arrêter là, parce que tous ceux là, ils sont de trop.

C.G.- Avec le recul, est-ce que ça en valait la peine? Toute la tourmente dans laquelle

vous avez plongé vos proches? Est-ce que…?

I.B.- Bien sûr que non, ça ne vaut pas la peine. Si on a le choix, je veux dire, on ne prend

jamais le choix du plus difficile et de l’horreur, c’est pas possible. Je ne sais pas si on

peut.

C.G.- Est-ce que vous n’auriez pas fait preuve de témérité en allant dans cette zone

contrôlée par les FARCS, alors qu’on vous avait dit que c’était dangereux?

I.B.- C’est une critique qu’on m’a beaucoup faite. On m’a dit partout que c’était

dangereux. Moi, je me suis baladée dans tout le pays en sachant que je traversais toutes

les zones des paramilitaires. J’ai lutté pour avoir des escortes. Et finalement quand je les

ai eues et que je suis allée voir des gens importants pour moi parce que c’était mes amis

qui étaient dans la ville qui avait servi, qui avait accueilli les FARC pour le processus de

paix. Et une fois le processus de paix rompu; ils avaient peur de se faire attaquer par les

paramilitaires, de se faire attaquer par tout le monde, d’avoir (…), d’avoir une vengeance

de ce processus de paix qui avait beaucoup d’ennemis à ce moment là. Et donc ils

m’appellent et je viens, Et voilà, je pense que j’étais entrain de faire ce que je devais

faire. Est-ce que je le referais aujourd’hui, la réponse elle est très simple : si j’avais les

mêmes conditions, je ne savais pas ce qui m’attendait. Mon père était agonisant. Je ne

voulais être qu’avec lui; je n’avais pas envie de faire ce que je faisais. Bon. Mais j’avais

pris l’engagement d’une campagne présidentielle, J’avais des gens qui travaillaient avec

moi, qui avaient mis leur coeur, qui avaient mis leur temps, qui voulaient que j’y aille. Je

ne pouvais pas renoncer. Je ne pouvais pas me débiner. Vous comprenez… ?

C.G.- La politique… le rêve de devenir Présidente de Colombie…?

I.B.- Bon, parlons de rêve… J’ai un rêve, beaucoup plus ambitieux et beaucoup plus

intime aussi qui est celui de changer le monde. Je n’aime pas le moment que nous vivons.

Je n’aime pas beaucoup de choses que je vois et qui m’irrite (…). Mais j’ai aussi compris,

de ma jungle, qu’il faut se changer soi-même. On ne peut pas exiger que le monde soit en

paix, si on n’arrive pas à vivre tranquillement avec ceux qui nous entourent. C’est, enfin,

à tous les niveaux.

C.G.- Comment vous allez vous y prendre concrètement?

I.B.- Les journalistes (…) j’aime bien, concrètement. J’ai fais une fondation, parce que je

veux faire du concret. C’est une fondation pour la liberté dans toutes les dimensions.

C’est une fondation qui a plusieurs programmes en cours (…). Lorsque j’étais dans la

jungle, M. venait d’un petit village qui s’appelait C. C’était des jeunes; et je pense qu’ils

auraient pu avoir une autre route, une autre vie s’ils avaient pu avoir une autre

opportunité. J’ai un programme dans Calamar (?) pour construire une antenne de la

Fondation, qui va permettre aux jeunes de la localité, de trouver autre chose, digne, qui

ne soit pas la guerre.

C.G.- Donc vous allez retourner en Colombie?

I.B.- Je ne peux pas retourner en Colombie, parce que nous avons de grands problèmes

de sécurité. Et je pense que je ne puis plus courir le risque du malheur de mes enfants et

de ma famille; mais j’ai des gens en Colombie, qui sont là, qui sont dans la région, qui

m’aident. Et j’ai des gens partout dans le monde qui m’aident aussi. Alors chacun fait

selon ce qu’il doit s’occuper. Ceux qui sont en place organisent; et nous qui sommes

dehors, notre fonction est de créer, de faire des antennes, d’apporter les fonds…

financiers, de les chercher, de trouver les fonds pour les produits qui peuvent être

fabriqués là-bas, de façon à leur donner une entrée qui leur permette de vivre dignement.

Et de se retirer du négoce de la drogue et de tout ce que ça amène avec. Et donc, chacun à

son niveau; une chaîne de bonne volonté.

C.G.- Donc ce sera votre action dorénavant?

I.B.- Ah oui! En ce moment, si vous voulez, je suis très prise par mon livre que je finis.

C.G.- Qui va sortir au début de l’année prochaine?

I.B.- Oui.

C.G. Et il y a un film aussi. Vous êtes impliquée dans un scénario de film. Oui. Une fois

que le livre sera fait, ce sera mon deuxième grand projet, et la Fondation.

C.G.- Et qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter en terminant, madame Bétancourt?

I.B.- Plein de bonheur.



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